CHAPITRE X
Frère Cadfael sortit de la grand-messe en compagnie du prieur Léonard, dans une lumière de fin de matinée qui se reflétait faiblement sur les congères. Un certain nombre de fermiers du domaine s’étaient rassemblés près du porche afin d’aider aux recherches en profitant de la clarté du jour. Le prieur Léonard désigna l’un d’eux, un rude gaillard dans la force de l’âge ; ses cheveux roux grisonnaient à peine et ses yeux d’un bleu profond, ainsi que son visage buriné, révélaient un habitant des collines.
— Voilà Reyner Dutton, qui nous a, une fois déjà, ramené frère Elyas. Je n’ose imaginer sa réaction maintenant que notre malheureux frère s’est échappé.
— Nul n’est à blâmer, répondit Cadfael tout en examinant de loin le robuste paysan. C’est ma faute, si faute il y a. Vous savez, Léonard, je me suis posé des questions à ce sujet. Qui d’entre nous ne s’est pas interrogé ! Il semble qu’Elyas ait pris la fuite dans un dessein précis, et non sous l’empire de quelque divagation... Ils ont disparu en moins d’un quart d’heure et quand je les ai quittés, tout était tranquille. Elyas avait ses raisons, si déraisonnables fussent-elles. Peut-être s’est-il soudain remémoré l’agression qui a failli lui coûter la vie, a-t-il voulu retourner sur les lieux ? Dans sa demi-inconscience, il a pu se sentir obligé d’y revenir.
Le prieur Léonard eut une moue dubitative.
— C’est possible. Ou bien s’est-il souvenu de Pershore et du reliquaire ? Peut-être a-t-il essayé d’accomplir sa mission une seconde fois ? Comment savoir ? Un tel chaos régnait dans son esprit...
— Cela me rappelle que je ne suis jamais allé sur le lieu de cette attaque, qui ne doit d’ailleurs pas être bien loin de l’endroit où notre soeur a été tuée. Ce détail me tourmente.
Cadfael s’abstint d’en dire plus, car Léonard, âme sereine et d’une sainte innocence, avait prononcé ses voeux dès la puberté. Donc, inutile de le troubler en lui faisant remarquer que, cette nuit-là, en pleine tempête, même un violeur souhaitait sans doute un minimum de confort : un lit de glace et de neige, avec des rafales de flocons en guise de couverture, ne constituait pas un refuge idéal. Or, de refuge, il n’en avait point vu dans les parages.
— Je désirerais me joindre aux autres, poursuivit-il, dès que j’aurai grignoté un morceau. Et si je demandais à Reyner de me conduire à l’endroit où il a trouvé frère Elyas ? Autant commencer par là.
— C’est entendu, répondit le prieur si vous estimez que la jeune fille n’entreprendra rien de son côté et qu’elle ne tentera pas de s’enfuir.
— Elle ne bougera pas d’ici, affirma Cadfael.
Il se montrait d’autant plus catégorique qu’Ermina obéissait à Olivier de Bretagne.
— Demandons à cet homme, s’il accepte de me servir de guide.
Le prieur appela Reyner Dutton au moment où il franchissait le portail au milieu de ses compagnons. A l’évidence, le paysan entretenait des relations cordiales avec son seigneur et ne manquait pas d’observer ses directives.
— Je vais vous y emmener, mon frère, bien volontiers. Ce pauvre moine qui est ressorti dans le blizzard, alors qu’il a été si près d’en mourir... Et dire qu’il se remettait si bien ! Il a dû perdre la tête, pour quitter sa chambre par un froid pareil...
— Ne serait-il pas avisé de prendre deux de nos mulets ? suggéra le prieur. Ce n’est peut-être pas très loin, mais qui sait où vous irez si jamais vous découvrez une piste ? Votre cheval a souvent été mis à contribution, Cadfael, tandis que nos mulets sont frais et dispos.
Le conseil était sage. Cadfael avala en hâte un déjeuner frugal, puis aida Reyner à seller deux mulets. Ils cheminèrent vers l’est par la grand-route, largement piétinée à cette heure. La lumière les guiderait pendant environ quatre heures, après quoi il faudrait s’attendre aux neiges vespérales. Dépassant Ludlow sur leur droite, ils reprirent le trajet habituel, la route de terre battue. Dans un ciel plombé, un timide soleil réussissait à percer.
— Ce n’est sûrement pas sur la grand-route que vous l’avez trouvé, dit Cadfael étonné de poursuivre tout droit.
— Tout près, mon frère, répondit Reyner Dutton, les yeux fixés devant lui. Un peu au nord. On descendait la colline qui est juste en dessous des bois quand on est tombés sur lui, couché nu dans la neige. Je vous le dis tout net, mon frère, je suis furieux qu’on l’ait perdu après un tel sauvetage : arracher un brave homme à la tombe, malgré tous ces démons qu’avaient voulu l’y expédier, je dois avouer que ça m’avait fait rudement plaisir. Plaise à Dieu qu’on puisse encore le retenir au bord du gouffre... Paraît qu’il y a un gamin avec lui, ajouta-t-il en fixant soudain ses yeux bleus sur Cadfael. Il avait disparu, et alors, lui aussi, faut encore le chercher. Je trouve ça vraiment bien, chez quelqu’un de si jeune, de s’être cramponné comme une tique à ce pauvre moine, du moment qu’il arrivait pas à le retenir. Tous ceux qui labourent, tous ceux qui mènent en pâture dans la région, nous tous, on va essayer de vous les retrouver. Voilà, mon frère, c’est pas loin. Faut quitter la grand-route sur la gauche.
A quelques minutes de là, un tertre se profilait au nord, couronné de buissons et de deux aubépiniers, vers le nord.
— C’était juste ici, dit le paysan.
L’endroit correspondait au parcours des malfaiteurs cette nuit-là : en revenant de leur précédente expédition, plus au sud, ils avaient dû traverser la route à cette hauteur. De là, ils avaient rejoint une piste qui conduisait à Titterstone Clee. Là, ils avaient croisé frère Elyas et ils l’avaient attaqué par désoeuvrement plutôt que pour la valeur de son habit, sans négliger toutefois de lui subtiliser ses quelques effets personnels. Tout se tenait à une exception près : où se trouvait soeur Hilaria à cette minute-là ?
Cadfael se tourna vers le nord, là où s’élevaient les collines qu’il avait franchies avec Yves : c’était là-haut, à l’écart des routes, que coulait le ruisseau où il avait découvert le corps de la religieuse. A un mile vers le nord-est, au moins.
— Nous allons traverser les champs, Reyner. Je voudrais revoir un cours d’eau.
Les mulets grimpèrent sans difficulté car le vent avait en partie balayé la poudreuse. Cadfael reconstitua de mémoire le parcours et tomba à peu près juste. Un ruisseau gelé crissa sous les sabots parmi des branches basses tapissées de flocons. Pendant qu’ils escaladaient les pentes, les vallonnements des champs enneigés leur masquaient la route. Enfin, ils atteignirent l’affluent du ruisseau de Ledwyche et le remontèrent jusqu’à l’endroit où on avait jeté le cadavre. Malgré la neige de la nuit la tombe de glace était encore clairement visible. C’était ici que ses assassins l’avaient abandonnée.
A plus d’un mile de distance où frère Elyas gisait, battu comme plâtre.
Cadfael considéra les collines alentour, presque aussi désolées que la Clee. Le meurtre n’avait pu se produire ici. On avait transporté le corps jusqu’au ruisseau. Mais qui ? D’ordinaire, les pillards abandonnaient leurs victimes sur place. Dans ce cas, d’où l’avait-on amenée ? Des environs, sans doute, puisque personne ne se serait amusé à traîner un cadavre sur une telle distance. Il fallait donc chercher un refuge, un abri dans les parages.
— Ici, on élève des moutons plutôt que des vaches, remarqua-t-il en scrutant le flanc des collines.
— C’est vrai, mais on a rentré la plupart des bêtes. Voilà dix ans qu’on a pas eu un coup de froid pareil.
— Alors, il doit bien exister une ou deux bergeries. Sauriez-vous m’indiquer la plus proche ?
— Oui, derrière nous, le long du sentier de Bromfield : ça devrait être à un demi-mile.
Cadfael avait emprunté le même sentier en quittant l’essart pour emmener Yves au prieuré. Or, dans la pénombre, il n’avait pas aperçu de bergerie.
— Allons-y, dit-il en faisant faire demi-tour à son mulet.
A un bon demi-mile, le terrain s’inclinait sur leur gauche. Reyner Dutton désigna une cabane dont le toit était enseveli sous la neige. A peine l’ombre de l’auvent révélait-elle sa présence. Ils descendirent le long du versant ; la porte était ouverte. Sur le seuil, ils constatèrent que les flocons ne s’étaient pas engouffrés dans la cabane, à l’exception de quelques-uns qui s’étaient infiltrés par les fentes des cloisons. La porte était donc restée fermée durant la nuit.
A deux endroits assez proches, quelqu’un avait piétiné la neige qui s’était amassée contre la porte close. Des cristaux de glace pendaient au bord de l’auvent ; ils fondaient chaque jour au soleil de midi, puis le gel les figeait à la nuit tombante. Quelques gouttes suintèrent à l’instant où Cadfael examinait la toiture. Dans leur chute, elles creusèrent un semis noirâtre sur la poudreuse. A l’angle de la cabane, elles avaient mis au jour une matière brune qui ne ressemblait ni à de la tourbe ni à de la terre. De la pointe de ses bottes, Cadfael balaya la surface.
Aucun soleil, aucun zénith n’avait assez réchauffé l’atmosphère pour dégager le crottin de cheval, dont le sommet pointait de cette brève trouée. Les prochains flocons dissimuleraient le tout avant l’inévitable verglas. Cependant, les gouttes d’eau avaient percé trop profondément l’épaisseur de la neige pour produire ce résultat en une seule journée. Un cheval s’était arrêté là cinq ou six jours auparavant, songea Cadfael. L’avait-on attaché ? Etayée par des rondins, la cabane était construite dans un bois grossièrement taillé et présentait des aspérités auxquelles on pouvait aisément nouer une bride.
Cadfael n’aurait jamais remarqué les crins de cheval si une bourrasque ne les avait agités devant lui, si pâles contre le pilier d’angle qu’on aurait pu les confondre avec des coulées de neige. Il les détacha avec soin des anfractuosités où ils s’étaient accrochés et les lissa du plat de la main : une mèche de crins aux nuances de primevère fanée. Le cheval s’était frotté l’encolure contre le bois, abandonnant un souvenir de sa présence.
Sans doute était-ce l’habitacle le plus proche du ruisseau gelé. A l’aide d’un cheval, aucune difficulté pour transporter le corps de la religieuse. Mais peut-être Cadfael allait-il trop vite dans ses conclusions. Mieux valait explorer le reste avant de se livrer à des hypothèses hasardeuses.
Il enfouit la mèche de crins dans un pli de son habit et pénétra dans la cabane. La tiédeur relative de la bergerie l’enveloppa agréablement tandis que les âcres effluves d’un tas de foin lui picotaient les narines. Derrière lui, Reyner Dutton l’observait avec un silence attentif.
On avait ramassé une grande quantité de foin avant l’hiver et la réserve n’avait guère diminué. Un toit, un lit et une couverture : oui, une providence pour des voyageurs surpris par la nuit. D’ailleurs, quelqu’un avait couché ici durant la nuit, comme en témoignait un creux au milieu des brindilles. Et quelqu’un d’autre, peut-être, une autre nuit... Et pourquoi pas deux personnes en même temps ? Néanmoins, la cabane se situant à plus d’un demi-mile de l’endroit où l’on avait trouvé frère Elyas, pour quelle raison les assaillants auraient-ils parcouru une pareille distance dans cette campagne déserte, alors qu’ils se contentaient de regagner leur repaire ?
— Vous pensez, demanda Reyner Dutton, que c’est nos deux fugitifs qu’ont dormi ici ? Parce qu’il y a eu quelqu’un, c’est sûr, et y a des traces de pas différentes sur le seuil : deux genres de traces.
— C’est possible. Espérons-le, puisque de toute évidence les occupants de la cabane sont sortis ce matin sains et saufs. Nous suivrons leurs empreintes dans un moment. Dès que nous en aurons terminé avec cette bergerie.
— Qu’est-ce qu’y reste à chercher, s’ils sont partis ?
Néanmoins, par respect, le paysan ne voulut pas troubler les méditations de Cadfael et se mit à fouiller la cabane ; d’un coup de pied, il renversa une partie du foin.
— Pas mal, comme lit, murmura Dutton. Il leur est peut-être rien arrivé, après tout.
En déplaçant quelques bottes, il avait soulevé un nuage de poussière odorante. En dessous du foin, émergea un morceau de tissu noir. Le paysan se pencha et tira à lui un ample vêtement qu’il déplia entre ses mains ; l’étoffe en était sale, froissée. Stupéfait, il le tendit à Cadfael :
— Qu’est-ce que c’est ? Quelle drôle d’idée de jeter un si beau manteau !
Cadfael s’en empara aussitôt : une houppelande de voyage, dans l’étoffe rugueuse des bénédictins. Un manteau d’homme, un manteau de moine. Celui de frère Elyas ?
Sans un mot, il le posa par terre et plongea jusqu’au sol les bras dans le foin. C’est alors que ses mains heurtèrent un rouleau du même tissu noir, repoussé le plus loin possible. Quand il le déroula, un paquet blanc chiffonné s’en échappa, qu’il défit à son tour : une austère guimpe de religieuse, fripée et tachée à présent. Le rouleau noir, quant à lui, était constitué d’une robe de bénédictine, garnie de sa ceinture, ainsi que d’une cape de la même étoffe. Là où on les avait cachés, les vêtements ne risquaient pas d’être découverts par les bergers avant qu’on ait épuisé les réserves de foin.
Cadfael acheva de déployer l’habit afin de palper l’épaule, la manche et le sein droits. Ce que ses yeux ne surent discerner sur l’étoffe noire, ses doigts le touchèrent : à l’emplacement du sein droit, le tissu était rigide, percé par un trou de la taille d’une main. Les bords maculés s’effilochèrent au contact de ses doigts. Sur l’épaule et la manche, des striures et des taches souillaient l’étoffe.
— Du sang ? questionna Reyner Dutton, abasourdi.
Cadfael ne répondit pas. Enroulant le vêtement, il y glissa la guimpe, après quoi il prit le paquet sous son bras :
— A présent, allons voir où se sont rendus les occupants de la bergerie.
Sur le seuil, de larges empreintes et d’autres, plus petites, s’orientaient vers le bas du coteau. Elles progressaient d’abord en ligne brisée, puis formaient un sillon, comme si les fugitifs s’étaient enfoncés dans la neige jusqu’aux genoux, et coupaient enfin par un hallier. Cadfael et le paysan empruntèrent à pied le même trajet, guidant les mulets par la bride, contournèrent les buissons et se frayèrent un passage entre les arbres avant de rencontrer des traces de pas et de sabots : le convoi qui venait de l’ouest se déplaçait vers le levant. Cadfael regarda au loin, vers l’est. Elles disparaissaient au fond de la vallée, pour resurgir ensuite dans la même direction : pour s’élever vers la cime sauvage de Titterstone Clee.
— Avons-nous déjà aperçu ces empreintes en venant de la route ? Vous voyez dans quel sens elles avancent. Nous arrivons d’en bas et maintenant nous les surplombons : logiquement, nous aurions dû les croiser.
— On a pas fait attention, objecta Reyner. Sans compter que la tempête a dû les brouiller çà et là.
— C’est exact. Bon, examinons-les... Ils ont fait halte et ils ont tourné en rond là où les traces proviennent des arbres.
— Un cheval s’est arrêté ici et puis il a bifurqué, et les autres aussi, déclara Reyner, examinant le sol devant lui. Suivons-les donc un peu.
La première tache rouge apparut à moins de trois cents pas. Le gel n’avait pas estompé l’éclat du chemin semé d’étoiles grenat, qui persistait à leur indiquer la cime de la Clee. Elle se profilait droit devant eux, aride et solitaire dans l’éphémère clarté du jour : un repaire idéal pour des loups. Bientôt, elle se fondrait dans la nuit.
— Mon ami, dit Cadfael, les yeux rivés à la colline, je crois que nos chemins vont se séparer. Pour autant que je puisse voir, ces empreintes datent de cette nuit et elles révèlent la présence d’un groupe d’hommes accompagnés de plusieurs chevaux. Qui a répandu ce sang ? Un mouton égorgé ? Des blessés ? Si ces hommes ne sont pas sortis cette nuit pour accomplir leur sinistre besogne, alors ces traces nous mentent. Quelque part dans les environs, il y a aujourd’hui une ferme saccagée, pillée, brûlée, et des paysans qui comptent leurs morts. Reyner, remontez ces traces jusqu’à leur source, efforcez-vous de trouver le lieu du carnage. Prévenez le shérif Beringar, qu’il s’emploie à sauver ce qui peut être sauvé. A Ludlow, si Hugh Beringar n’est pas encore rentré, avertissez Josce de Dinan : il a beaucoup à perdre dans cette histoire.
— Et vous, mon frère ?
— Je continue. Qu’ils aient ou non enlevé nos deux fugitifs, c’est le meilleur moyen de débusquer leur tanière. Ne vous inquiétez pas : je prendrai mes précautions, je ne suis pas né d’hier. Emportez ce paquet et remettez-le au prieur Léonard en attendant mon retour.
Il ouvrit le ballot de vêtements, ajouta la mèche de crins et lui confia le tout :
— Dites-lui que je serai à Bromfield avant la nuit.
Cadfael ne s’était pas éloigné d’un quart de mile lorsqu’il discerna ses propres empreintes et celles du paysan aux abords du ruisseau. Déjà, la poudreuse les dissimulait. A l’aller, il aurait dû noter qu’un certain nombre de gens avaient piétiné le sol à cet endroit, mais des flocons recouvraient les taches rouges.
La piste traversait ensuite les ruisseaux de Ledwyche et du Dogditch, puis entamait l’ascension du flanc ouest de la Clee. Le sentier, très ancien, montait plus ou moins en pente douce malgré les accidents de terrain. Au sommet, s’étendait un désert de tourbe et de rocaille, en une dentelle de pierre que submergeaient çà et là des mousses traîteuses.
Sur ce versant, la Clee lui barrait l’horizon, striée de rayons de soleil. Impossible d’avancer puisque le chemin aboutissait à un mur de roc. Comme il ne pouvait que la contourner, Cadfael se souvint de la ferme de John Druel et opta pour la droite. C’est par là qu’ils avaient dû regagner leur repaire, laissant sous eux le village de Cleeton, une proie plus difficile à cause de son importante garnison.
Quelques minutes plus tard, son intuition se confirma : vers la droite, le sentier remontait le cours d’un ruisseau immobilisé par le gel et s’élevait en spirale. La cime se détachait maintenant sur sa gauche, le plus souvent masquée par des escarpements rocheux ou de rares bosquets d’arbustes. Cadfael ne tarda pas à apercevoir les vestiges de la ferme et de ses dépendances, puis un nouveau virage les déroba à sa vue.
Au sein même de la muraille rocheuse, s’ouvrit tout à coup une fissure tellement discrète qu’il ne l’aurait pas remarquée si la ligne de pointillés grenat ne s’y était dirigée. Au-delà de cette brèche, une vallée s’incurva devant lui, à l’abri des rafales mais aussi de la lumière. Une herbe grasse poussait dans la pénombre, ainsi que des arbres vigoureux. Le ravin se situant sans doute à proximité du sommet, Cadfael s’estima largement à mi-pente. Ayant parcouru plus de la moitié de la montagne, il en conclut que le terme de son itinéraire se trouvait quelque part sur les crêtes de la face sud-ouest, auxquelles seuls les oiseaux avaient accès.
Dans l’air des hauteurs, des bruits résonnaient au loin : Cadfael avait fait halte en essayant d’apercevoir le fond de la vallée lorsqu’un cliquetis régulier attira son attention. Un forgeron martelait une enclume. Peu après, des meuglements lui répondirent ; le son lui parvenait assourdi mais reconnaissable.
Si tels étaient les abords du repaire, des guetteurs devaient les surveiller ; or il arrivait à portée de voix. Cadfael sauta à terre et attacha son mulet à un arbre. Aucun doute : il ne pouvait s’agir que de l’antre des pillards. Qui d’autre se serait installé sur ces sommets ?
Comme il était impossible de s’avancer à ciel ouvert, Cadfael se faufila à pas de loup entre les arbres et, levant les yeux vers leur faîte, il avisa une masse carrée qui se découpait sur le ciel gris pâle : le sommet d’une tour de bois. Non loin de la source du ruisseau, qui creusait la rocaille, sur le plateau enneigé qui s’ouvrait devant lui, il discerna les pieux d’une palissade, des toitures, puis la forme oblongue d’un bâtiment que surplombait la tour. Même si celle-ci n’était pas très haute, afin de résister aux rafales, elle dominait assez les environs pour avoir une vue imprenable. Inutile de protéger les arrières de la place forte, dans ces conditions, puisqu’elle s’adossait à une falaise en à-pic où seuls s’aventuraient des éperviers. Et, à distance, songea Cadfael, comment distinguer cette tour de la sombre masse rocheuse dont elle émergeait ?
Il s’arrêta quelques instants pour enregistrer tous les détails à l’intention de Hugh Beringar ; la palissade se dressait à une hauteur respectable, on avait laissé peu d’espace entre les pieux qui la hérissaient et, derrière l’arête en dents de scie, il entrevoyait des plates-formes de guet, sinon un chemin de ronde. Des éclats de voix fusaient jusqu’à lui, dont il ne saisissait pas les paroles, mais il entendait des rires et des chansons. L’armurier continuait de frapper son enclume, le bétail meuglait et, de ce brouhaha d’allées et venues, montait une musique paisible. Les pillards n’avaient rien à craindre, ils se savaient de taille à affronter ce qui restait de loi et de justice dans ce pays. Quel que fût leur chef, ils avaient dû accourir des comtés voisins pour se soumettre à ses ordres, ces hors-la-loi sans Dieu ni maître pour qui la guerre civile représentait une aubaine providentielle.
L’Angleterre déchirée était une proie tout offerte. Comme les nuages s’amoncelaient, Cadfael retourna auprès de son mulet et le reconduisit à l’entrée du ravin. Il tendit l’oreille avant d’enfourcher sa monture. Rentrant par le chemin qui l’avait conduit, il ne rencontra pas âme qui vive avant d’atteindre la plaine. Il aurait pu dévier vers la gauche et reprendre la grand-route de Cleobury, mais il préféra s’en tenir au trajet des pillards, afin d’en relever les moindres caractéristiques : dès le crépuscule, la neige allait une fois de plus métamorphoser le paysage.
Le soleil s’était couché quand il déboucha sur la grand-route, à moins d’un mile de Bromfield. Épuisé, il salua avec gratitude la fin du voyage.
Hugh Beringar ne revint de ses expéditions qu’après complies, exténué, affamé, transi ; il transpirait en dépit du froid. Dès qu’il sortit de la chapelle, Cadfael courut le rejoindre dans la maison d’hôtes au moment où il terminait son souper :
Alors, avez-vous vu des fermes saccagées ? Reyner Dutton vous a-t-il parlé de mon hypothèse à propos des saccages accomplis la nuit dernière ?
L’expression accablée de Hugh lui en dit long.
— Expliquez-moi d’abord ce que vous avez bien pu fabriquer là-haut ! Je n’osais même pas espérer que vous rentreriez avant moi, et indemne, en plus ! Quel besoin d’aller toujours vous fourrer dans un guêpier !
— Sur quel bourg se sont-ils acharnés, cette nuit ?
— Sur Whitbache. A deux miles au nord de Ludlow, à peine, et ils ont pu s’en donner à coeur joie ! Je retournais à Ludlow quand votre paysan est arrivé. J’ai emmené Josce de Dinan ; toutes les maisons ont été dévastées et ils ont massacré la totalité des habitants. Deux femmes ont pu s’échapper par les bois avec leurs nouveau-nés, elles ont eu plus de peur que de mal, mais pour le reste... L’un des villageois se remettra peut-être de ses blessures, ainsi que deux jeunes gens, mais c’est tout comme survivants. Ils appartiennent à la juridiction de notre cher Dinan, il s’occupera d’eux. Et il fera payer ces sauvages, s’il en a la chance.
— L’un comme l’autre, vous aurez cette chance, affirma Cadfael. Reyner Dutton a découvert ce qu’il cherchait, et moi aussi.
Hugh appuya la tête contre le mur du réfectoire et son regard s’éclaira :
— Le repaire ? Racontez-moi ça !
Cadfael dressa un rapport aussi détaillé que possible car l’opération ne serait pas facile.
— D’après ce que j’ai aperçu, il n’existe qu’un seul chemin. A l’arrière de la forteresse, le terrain s’élève jusqu’à une falaise en à-pic. J’ignore si la palissade encercle l’ensemble de la place forte. Cela ne me paraît pas nécessaire, au demeurant, étant donné qu’elle est contiguë à la falaise. J’ai l’impression qu’on peut escalader le versant sud-ouest à la belle saison, mais il ne faut pas y songer avec ce blizzard. En outre, j’imagine qu’ils ont des réserves de pierres et de boulets en cas d’attaque.
— Est-ce vraiment un camp retranché ? Qu’ils aient érigé une forteresse à notre insu, voilà qui m’étonne...
— Qui se rend là-haut, loin de tout, au milieu d’une contrée aussi ingrate ? Les dernières fermes s’arrêtent au pied de la colline. Au sommet on ne trouverait même pas de quoi nourrir les moutons. Et puis, Hugh, ils possèdent une armée ; ils règnent sur un territoire dont nul ne peut évaluer l’ampleur, ils disposent d’une quantité de champs cultivables, sans compter la forêt de la Clee, et ils sont entourés de rochers. Vous savez aussi bien que moi qu’on peut très vite édifier une forteresse, pourvu qu’on ait les matériaux.
— Pourtant, objecta Hugh, des bandits de grand chemin, des coupe-jarrets et des manants en rupture de ban ne se construisent pas des refuges d’une telle dimension. D’habitude, ils préfèrent une masure au fond des bois. Leur chef doit être un personnage de plus de poids. Je me demande de qui il s’agit. Je me le demande...
— Demain, s’il plaît à Dieu, nous aurons la réponse.
— Nous ? répéta Hugh en ébauchant un sourire. Je vous croyais retiré du monde, mon frère, loin du fracas des armes... Pensez-vous que nos deux fugitifs soient emprisonnés là-haut ?
— Les empreintes semblent l’indiquer. Rien ne prouve que les occupants de la cabane qui ont couru vers la bande soient Yves et Elyas, mais c’étaient les pas d’un homme et d’un enfant. Or je ne vois pas qui d’autre, cette nuit... En effet, je suis persuadé que les pillards les ont capturés. Avec ou sans arme, Hugh, je vous accompagne.
Le shérif le considéra un instant, puis avoua sa pire crainte :
— Se seraient-ils embarrassés d’Elyas ? D’Yves, oui : même ses vêtements le désignent comme un otage d’une certaine valeur. Mais un malheureux moine sans le sou, plus ou moins faible d’esprit... Une fois déjà, ils l’ont laissé pour mort. Croyez-vous qu’ils auraient hésité la seconde fois ?
— S’ils l’avaient abandonné, j’aurais trouvé son corps. Hugh, la seule façon d’en avoir le coeur net, c’est d’aller sur place.
— Demain, au point du jour, j’irai recruter au nom du roi tous les hommes que Josce de Dinan pourra réunir en plus des miens. Il doit l’allégeance au roi Étienne, il acceptera : il n’a pas plus intérêt que le roi à voir le désordre envahir ses terres.
— Dommage, observa Cadfael, que nous ne puissions partir dès l’aurore, mais il nous faut à tout prix la lumière du jour, puisqu’ils connaissent le terrain infiniment mieux que nous.
Son esprit vagabonda quelques minutes ; il se plut à imaginer l’assaut de la place forte. Malgré les années, son enthousiasme n’avait pas faibli et l’odeur des combats le grisait encore, une odeur à laquelle il avait renoncé. Quand il perçut l’expression amusée de Beringar, il rougit.
— Oh ! pardon, je m’oubliais... Je suis incorrigible. Il reprit un ton plus grave pour continuer :
— J’ai autre chose à vous montrer, même si cela n’a pas grand rapport avec la forteresse de ces bandits.
Cadfael avait apporté le paquet de vêtements dans la maison d’hôtes. Il le déplia sur la table en laissant de côté la guimpe fripée et la mèche de crins.
— Grâce à Reyner Dutton, j’ai découvert ceci dans la cabane, à l’abri des regards, enfoui sous les bottes de foin. Et puis, ces crins de cheval accrochés au pilier d’angle, à proximité d’un tas de crottin...
Il avait besoin d’aide pour résoudre ce problème qu’il exposa en détail.
Hugh écouta le récit avec attention et saisit aussitôt le sous-entendu :
— Leurs vêtements... à lui et à elle ? Ils étaient ensemble ?
— C’est ce que j’en ai conclu aussi.
— Cependant, les paysans ont trouvé Elyas sur la route, à une bonne distance... Nu, les voleurs l’avaient dépouillé de son habit... Or son manteau était resté dans la cabane... Si votre hypothèse se révèle exacte, c’est là qu’Elyas est retourné cette nuit au même endroit. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il cherchait ?
— Cela, je l’ignore, répondit Cadfael. Mais je suis sûr que nous résoudrons ce mystère, avec l’aide de Dieu.
— Ces vêtements étaient cachés : à l’abri des regards, disiez-vous... Personne n’aurait soupçonné leur existence avant le printemps... Alors, ils auraient posé une énigme indéchiffrable. Cadfael, ces pillards ont-ils jamais cherché à enterrer les preuves de leurs forfaits ? Je ne le pense pas. Ce qu’ils saccagent, ils l’abandonnent sur place.
— Ainsi procèdent les démons, puisqu’ils ne connaissent point la honte.
— Mais l’effroi, peut-être ?... Pourtant, mis bout à bout, tout cela n’a aucun sens, ne nous mène nulle part. J’ai beau essayer, je ne parviens pas à comprendre...
— Moi non plus. Seulement, je suis patient. Nous comprendrons quand nous en saurons davantage... Peut-être la solution est-elle moins effrayante qu’à première vue : je ne puis croire que le bien et le mal s’entremêlent d’une manière aussi inextricable.
Ni l’un ni l’autre n’avaient entendu s’ouvrir ou se fermer la porte de la petite antichambre. Néanmoins, lorsque Cadfael quitta la maison d’hôtes, son paquet sous le bras, une longue silhouette noire se tenait sur le seuil de pierre. Ses yeux cernés semblaient encore agrandis par l’angoisse et ses cheveux bruns ondoyaient sur ses épaules. Devant ce visage tendu, il devina qu’elle était entrée en toute innocence, attirée par leurs voix, et qu’elle avait reculé, épouvantée par ce qu’elle avait vu. Elle s’était tapie dans l’ombre en l’attendant. Quand il lui empoigna le bras pour la conduire auprès de l’âtre, elle tremblait. Du feu mourant, ne demeuraient que des braises destinées à durer jusqu’au matin. A l’exception de cette faible lueur, la pièce était plongée dans la pénombre. Cadfael laissa à la jeune fille le temps de se reprendre et alla tisonner les bûches. Une vague de chaleur récompensa ses efforts.
— Venez vous réchauffer et asseyez-vous, mon enfant. Ne craignez rien. Ce matin, je vous l’affirme solennellement, Yves était vivant et en bonne santé. Nous vous le ramènerons dès demain, du moins si c’est humainement possible.
Ermina s’était agrippée à sa manche. Peu à peu, elle relâcha son étreinte et s’adossa au mur en tendant ses jambes vers l’âtre. Elle avait revêtu sa robe de paysanne et marchait pieds nus.
— Ma chère enfant, vous devriez être au lit depuis longtemps. Il faut nous faire confiance et vous en remettre à Dieu.
— Dieu a permis qu’elle meure, répliqua-t-elle, frémissante. Ces vêtements appartiennent à Hilaria : je le sais, je les ai vus ! La guimpe et la robe... Que faisait Dieu pendant qu’on la violait et qu’on l’assassinait ?
— Dieu lui offrait une place au paradis des âmes pures. Voudriez-vous donc qu’elle revienne ?
Il s’assit près d’elle sans la toucher, respectueux de son chagrin et de ses remords : qui, plus qu’elle, avait à répondre de ses actes ? Et qui, en proie à une rage autodestructrice, avait plus grand besoin de réconfort et de douceur ?
— Ils sont à elle, n’est-ce pas ? Je n’arrivais pas à dormir, je suis venue aux nouvelles et je vous ai entendus. Je ne vous espionnais pas, j’ai entrebâillé la porte, et puis j’ai vu...
— Vous n’avez rien à vous reprocher. Je vais vous raconter tout ce que je sais. Seulement, je vous le répète, ne prenez pas sur vous les péchés d’autrui, les vôtres suffisent. Cette mort n’a aucun rapport avec vous. Bien. Etes-vous prête à m’écouter ?
— Oui, répondit Ermina, le visage fermé. Mais si je ne puis revendiquer le blâme, je réclame vengeance.
— Cela aussi est l’affaire de Dieu, comme on nous l’a enseigné.
— C’est aussi l’affaire de mon sang et de ma race, comme on me l’a enseigné.
Cadfael ne répondit pas. Elle honorait des principes qui ne différaient guère des siens, et d’une façon tout aussi légitime. Tous deux éprouvaient une soif de justice que la jeune fille, élevée dans un autre univers, nommait vengeance. Il ne l’en critiqua pas. Ce sens de l’absolu la guiderait sa vie durant, balayant tout sur son passage, ou bien il s’émousserait avec le temps. Pourvu qu’Ermina trouve sa propre voie, après ses dix-huit ans, son caractère perdrait de sa violence à mesure que, les désillusions venant, elle se réconcilierait avec le genre humain.
— Voulez-vous me les montrer ? demanda-t-elle presque humblement. J’aimerais toucher son habit. Je sais que vous l’avez.
Oui, presque humblement, elle entretenait un dessein qui n’appartenait qu’à elle. L’humilité, chez elle, visait toujours un but précis, même si on ne pouvait mettre en doute la sincérité de son affection pour la religieuse.
— Le voici, dit Cadfael en déroulant le paquet sur un banc.
Il posa plus loin le manteau de frère Elyas. La mèche de crins s’échappa des replis et tomba aux pieds de la jeune fille en ondulant sur le carrelage à la manière d’un animal. L’ayant ramassée, elle l’examina, sourcils froncés, puis se tourna vers Cadfael.
— Qu’est-ce que c’est ?
— On avait attaché un cheval sous l’auvent de la cabane et il a laissé du crottin dans la neige. Cette mèche provient de sa crinière, qui a dû s’accrocher aux échardes.
— Cette nuit-là ?
— Comment l’affirmer ? En tout cas, le crottin étant enfoui sous une bonne épaisseur de neige, il peut fort bien dater de cette nuit-là.
— Le ruisseau où vous avez trouvé Hilaria était-il proche de cette cabane ?
— Pas assez pour qu’on ait pris la peine de transporter le corps, fût-ce dans l’espoir de brouiller les pistes – sauf si le meurtrier possédait un cheval.
— En effet, acquiesça-t-elle.
Elle plaça délicatement la mèche de crins sur le banc et s’empara de la robe. Cadfael l’observa tandis qu’elle la déployait sur ses genoux et la lissait du bout des doigts. Elle ne tarda pas à découvrir les endroits où l’étoffe s’était durcie, puis elle tressaillit en rencontrant la déchirure au sein droit ; de là, ses mains suivirent les replis avant de retourner au point de départ.
— Du sang ? questionna-t-elle. Mais elle n’a pas saigné... Vous m’avez déjà expliqué les circonstances de sa mort.
— C’est exact. Il ne peut s’agir de son sang. Et pourtant, c’est du sang. J’en ai relevé de discrètes traces sur son corps, à des endroits où elle ne portait pas de blessure.
— Discrètes ! s’écria Ermina, les yeux flamboyants.
Appuyant la main sur les bords de la déchirure, elle écarta les doigts pour la mesurer à l’empan : la tache qui maculait l’extérieur du tissu n’avait rien de discret.
Le sang de l’homme qui l’a tuée ? Tant mieux si elle l’a blessé ! Moi, je lui aurais arraché les yeux, mais elle... ? Soeur Hilaria était si fragile, si douce...
Soudain, elle s’immobilisa, pressant l’habit contre son sein, et le laissa retomber devant elle comme si elle venait de le revêtir. Les flammes de l’âtre jetaient des lueurs d’or sur son visage ; l’éclat du feu se reflétait dans ses prunelles. Lorsqu’elle revint à la réalité, elle se leva calmement et secoua l’étoffe froissée, après quoi elle la replia en égalisant méticuleusement les bords.
— Puis-je le garder par-devers moi ? Du moins, ajouta-t-elle avec une emphase délibérée, jusqu’à ce qu’on en ait besoin pour confondre l’assassin.